POURQUOI ON SE REVOLTE ?

Du ressentiment à la frustration relative.

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L’idée centrale est celle d’un décalage entre, d’un côté, les aspirations des personnes, entre la représentation qu’elles se font d’elles-mêmes et de leurs capacités, et, de l’autre, les possibilités qui leur sont objectivement offertes dans la société telle qu’elle est, pour réaliser ces aspirations, pour s’accomplir. Selon ces théories, des mouvements de révolte se développent, quand un nombre important d’acteurs ont constitué des aspirations et ont acquis une image d’eux-mêmes et de leurs capacités qu’ils ont très peu de chances de voir se réaliser dans la société où ils se trouvent. Selon ces analyses, les révoltent apparaissent particulièrement dans les situations historiques où une élévation du niveau général de richesse et d’activité est suivie par une phase de déclin. En effet, dans ces situations, les aspirations, que l’élévation du niveau de richesse a suscitées, ne peuvent plus se réaliser (ce schème a inspiré par exemple un ouvrage influent de Ted Gurr : Why Men Rebel, publié en 1970).

Un thème fréquent dans ces analyses est celui de l’excès d’hommes éduqués. Il apparaît semble-t-il au XVII° siècle, en Angleterre, pour expliquer les mouvements révolutionnaires radicaux issus du puritanisme protestant. Les universités auraient alors formé un nombre de pasteurs beaucoup plus important que ce que le système des paroisses permettait d’absorber. Ces pasteurs sans paroisse, c’est-à-dire sans rôle social et sans moyens matériels d’existence, auraient développé un ressentiment contre la société qui, en se radicalisant, les aurait conduits à la révolte. Des modèles similaires ont été invoqués pour expliquer la Révolution française, notamment, alors que la Révolution était en cours, par le philosophe politique anglais Burke. Ces analyses ont été ensuite largement reprises par les historiens de la révolution, conservateurs ou réactionnaires. L’une des causes de la Révolution française aurait été le trop grand nombre de petits intellectuels misérables et pleins de ressentiment dans le Paris de la seconde moitié du XVIII° siècle.

Pourquoi ces analyses peuvent-elles être qualifiées de réactionnaires ? Une première raison est qu’elles voient la cause des révoltes dans les développements de l’éducation. Elles prennent pour cible les systèmes scolaires qui permettent à des enfants issus des classes populaires d’accéder à des niveaux d’éducation et de diplômes auxquels normalement ils n’auraient pas dû prétendre et qui ne leur ouvrent pas la possibilité réelle d’occuper dans la société une place correspondant à leurs aspirations et à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes.

Une seconde raison tient à la façon dont est construite la notion de ressentiment. L’homme du ressentiment – comme dit Max Scheler -,  n’est pas révolté parce qu’il aurait des désirs, des aspirations et des valeurs qui seraient différents de ceux que reconnaît la société dans laquelle il est plongé. Il ne veut pas autre chose que ce que lui offre la société telle qu’elle est, vivre autrement, penser autrement. Il possède, en fait, les mêmes valeurs que les groupes dominants et a les mêmes désirs que les dominants. Mais il est révolté parce qu’il ne peut pas réaliser ces désirs. Dans les versions les plus psychologisantes de ces approches, la révolte se manifeste par une haine contre la société qui n’est que la transformation de la haine de soi. Le révolté, mû par le ressentiment, s’attaque aux objets, aux institutions et aux valeurs de la société dans laquelle il vit, non parce qu’il les jugerait inutiles ou nuisibles mais simplement parce qu’il ne peut pas les obtenir. Et cette haine est la transformation d’une haine de soi en tant que le révolté se méprise et se déteste lui-même de ne pas être capable de réaliser ses propres aspirations. Par exemple, incapable d’accéder à la richesse qui lui permettrait d’acquérir les biens qu’il convoite. Ou encore de ne pas être assez intelligent et travailleur pour trouver sa place dans l’institution scolaire et pour réaliser ses aspirations professionnelles.

Ce genre d’analyse est indissociable de l’utilisation qui a été faite, encore une fois en le détournant, d’une autre notion nietzschéenne qui est celle de nihilisme, souvent retraduite dans des termes dostoïevskiens, vaguement inspirés du roman Les Possédés. Ces révoltes seraient nihilistes puisqu’elles ne viseraient pas à mettre en place un nouvel ordre, entendu comme un ordre moral, mais qu’elles auraient pour objectif de détruire toute forme d’ordre et de valeur, et de faire sombrer la dite morale dans un « relativisme » absolu.

Les analyses de ce type ressurgissent régulièrement dans les périodes de crise économique et/ou sociale. Cela sous la plume d’auteurs réactionnaires, mais aussi, souvent, il faut bien le dire, sous celle de politistes, de philosophes ou de sociologues qui se réclament du réformisme de gauche. Outre les explications historiques déjà mentionnées visant à déterminer les causes de la Révolution française, elles ont été abondamment utilisées, dans les années 1880-1914 environ, pour expliquer et condamner les mouvements socialistes radicaux et surtout les courants anarchistes. On les voit ressurgir dans les années  1930-1940 pour expliquer plutôt, cette fois, l’adhésion des « masses » à des idéologies totalitaires, comme le stalinisme, le fascisme et le nazisme. Ce dernier étant compris comme une pure adhésion à la force brute au détriment de toute morale et de toute valeur. (Ce qui est faux. L’historiographie récente a, au contraire, mis l’accent sur le fait que le nazisme reposait bien sur des « valeurs », sur une « morale » – même si ce terme semble incongru dans ce contexte – et aussi sur une sociologie rudimentaire).

Le même genre d’analyse est repris cette fois pour expliquer le mouvement hippie, la révolte des jeunes aux Etats-Unis contre la guerre du Vietnam, puis, au moins pour une part, Mai 68. La révolte de la jeunesse des années 1960-1970 a été ainsi souvent interprétée, à l’époque, comme une révolte de jeunes originaires de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, inquiets de ne pas pouvoir accéder aux positions sociales auxquelles ils prétendent. Ces jeunes étaient ainsi censés s’en prendre à la « société de consommation », simplement parce que leurs aspirations à la consommation étaient entravées. Et, comme par le passé, ce phénomène a été mis en rapport avec le développement de la scolarisation, particulièrement dans l’enseignement supérieur, au cours des années 1960.

J’ajouterai enfin que ce type d’explication de la révolte fait un retour fracassant en France depuis quelques années. J’en donnerai quelques exemples. De nombreux commentateurs ont ainsi présenté la révolte des banlieues de 2005 comme une révolte sans revendications et sans objet politique. Comme une révolte pure, mue par le ressentiment et par le nihilisme. Les jeunes de banlieue s’en seraient ainsi pris aux objets de consommation, comme les voitures, parce que posséder ces objets était pour eux un idéal inaccessible. Ils s’en seraient pris aux écoles, aux gymnases, etc. à toutes ces institutions super que les gens de « bonne volonté » avaient mis en place pour eux – pour leur bien être et pour leur « avenir » -, parce qu’ils se savaient, étant abrutis par la drogue et paresseux, incapables de réussir à l’école, etc.

On trouve aujourd’hui, plus généralement, ce même type de schèmes utilisés pour interpréter la résurgence dans la société française d’un esprit libertaire, comme on l’a vu, par exemple, à l’occasion de la persécution policière dont ont fait l’objet les jeunes qui avaient cru bon de fonder, à Tarnac, une sorte de communauté pour vivre à leur façon et pour y mettre en pratique et diffuser leurs idées. Eux aussi, comme les anarchistes du début du XX° siècle, ont été considérés comme de dangereux nihilistes faisant fi de toute valeur et de toute morale (Julien Coupat raconte ainsi, dans un entretien, que les policiers qui les interrogeaient étaient persuadés qu’ils vivaient à Tarnac dans la plus grande promiscuité sexuelle et pratiquaient des orgies).

Plus généralement une des craintes des pouvoirs actuels est de voir se développer une jeunesse vacante, non encadrée par les systèmes d’Etat et non intégrée aux entreprises. Les mêmes responsables politiques, d’un côté, prennent les décisions qui sont responsables du chômage et de la précarité et, de l’autre, s’inquiètent et s’indignent de voir autant de jeunes – et souvent de jeunes intellectuels -, « livrés à eux-mêmes » – comme ils disent – c’est-à-dire non tenus en main par les appareils d’Etat ou par la discipline d’entreprise. Du fait de cette vacance du pouvoir, ils seraient prêts à « toutes les aventures », y compris le « terrorisme ».

La critique d’internet, est souvent associée à ce genre de craintes. Internet serait l’espace où ces jeunes « déboussolés » trouveraient les aliments qui les poussent à la révolte. (C’est, comme on sait, l’un des chevaux de bataille d’Alain Finkelkraut qui est aujourd’hui, avec Luc Ferry, l’un des plus beaux fleurons de la pensée néo-conservatrice française, simple reproduction des néo-conservateurs américains, qui ont été les mentors de Bush).

Un grand nombre des mesures prises, notamment par les gouvernement Sarkozy visent, sous apparence de défendre la « sécurité » ou de faire des économies budgétaires, à limiter et à encadrer  tous ces jeunes qui sont souvent de jeunes intellectuels ou de jeunes artistes, vivant dans les conditions les plus précaires, et considérés comme potentiellement porteurs d’un esprit nihiliste mettant en péril l’ordre existant ou – comme ils disent – « la société », ou comme ils disent encore « le vivre ensemble ». C’était aussi le cas, par exemple, de la loi de sécurité intérieure dite Loppsi 2. Mais aussi de nombreuses mesures visant à limiter le nombre des thésards ou encore le nombre des intermittents et des compagnies de théâtre. Ou encore, les tentatives, non couronnées de succès, pour remettre en place des dispositifs d’apprentissage, considérés comme plus intégrateurs et moins dangereux que ne l’est la fréquentation de l’école et, surtout, de l’université.

J’ajouterai enfin que l’on trouve actuellement, chez des penseurs bien intentionnés, de gauche modérée ou de droite modérée (ce qui revient souvent à peu près au même), une grande nostalgie à l’égard des anciennes institutions, aujourd’hui disparues ou en déclin, que l’on crédite d’une capacité à encadrer les jeunes et à canaliser leur indignation. Cette dernière est considérée, dans ce cadre, comme un trait en quelque sorte naturel, quasi biologique, de l’adolescence. L’adolescence est, dans ce contexte, vue comme le moment où les personnes doivent abandonner les illusions de la jeunesse pour se résoudre à accepter la réalité telle qu’elle est, c’est-à-dire à se résigner à ce qu’elle soit comme elle est, ce qui est considéré comme le signe même du passage à l’âge adulte. Ces gens bien intentionnés, en viennent ainsi à regretter non seulement l’affaiblissement de l’église catholique, au profit d’aspirations spirituelles jugées oiseuses, de type new age, ou encore écologico profonde, etc. Mais ils viennent aussi parfois, ce qui est plus surprenant de leur part, à manifester une nostalgie implicite à l’égard des vieux partis communistes d’Europe occidentale, qui savaient si bien canaliser la révolte des travailleurs et surtout celle des jeunes, et organiser de grands cortèges protestataires, ce qui, certes, gène la circulation, mais fait quand même moins de dégâts que les émeutes et menace moins les puissances économiques.

Dans ce cadre, il faut mettre un accent particulier sur une thématique idéologique qui, tel un véritable poison, est en train d’envahir la pensée politique française, de l’extrême gauche à l’extrême droite. On peut l’appeler le néo-républicanisme. Cette idéologie consiste, pour dire vite, à reconstruire sur un mode idéalisé et fictif, les valeurs dont s’est réclamée la Troisième République, sans jamais les mettre vraiment en pratique. Comme, par exemple, la laïcité (revendiquée, aujourd’hui, pour légitimer l’islamophobie). Ou encore l’égalité scolaire qui, comme l’a bien montré la sociologie critique des années 1960-1970, était un mythe. Sans parler des multiples interventions, dans le monde du travail et de la production, qui utilisent l’argument du chômage pour remettre au goût du jour une xénophobie comparable à celle qui avait envahi la France dans les années 1930, sous la pression des entrepreneurs politiques tentés par le fascisme.

Luc Boltanski

Et pour sourire un peu …